Les tisserandes
Je les connais. Enfin pas toutes. Ce sont surtout des femmes. Des tisserandes.
Leur tâche?
Rapiécer le tissu déchiré du monde, recoudre ça et là de nouvelles étoffes, tissées exprès pour ce coin de voile lourd, surfiler les bords afin qu'il ne s'effilochent pas jusqu'au milieu du lé, créant une béance, entrelacer des fils patiemment pour colmater un trou, repasser les faux plis, amidonner ce qui serait trop lâche et qui ne tiendrait plus, en vêtir le pauvre, le dénué de tout, de tout espoir surtout que demain soit plus doux, en faire déguisement pour permettre à l'enfant au fin fond de nulle part de rêver que demain sera beau.
Elles tissent jour et nuit, au coeur de leurs bureaux, dans leurs salles de classe, assises dans une rame de métro ou dans un train bondé, infirmières ou bien juges, avocates ou coiffeuses, créatrices en tout genre, caissières ou employées, et parfois retraitées ou bien bloquées chez elles par quelque maladie.
Elles ont au coeur le beau, la vision apaisée de l'humanité heureuse. Elles sourient, tendent la main, ne se soucient pas d'elles et passent légères, pour ne pas rajouter de poids au monde.
Elles s'endorment parfois des larmes au bord du coeur, en songeant aux enfants, à ceux qui leur sont nés, à ceux qui naissent chaque jour, insouciants, avec ces grands yeux noirs que la lumière appelle encore.
Et au petit matin, elles reprennent aiguilles, fils, dés, ciseaux: le monde n'attend pas, les hommes sont si fous; personne semble ne leur avoir appris la fragilité de l'étoffe des jours.
Il y a quelques tisserands aussi, des faiseurs d'amour et de merveilles, souriants, silencieux, un refrain à la bouche, des mots légers aux lèvres, le regard éclairé et une gravité qui embellit leurs âmes.
Encre Mauve, 8 novembre 2018