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Empreintes à l'encre mauve
28 janvier 2016

Lisbonne

11221476_10153850598452590_7713529170651577129_nCe soir, je me sens triste. Mais pas désespérée. Il en faudrait plus. Mais triste c’est certain. Triste de mesurer mon impuissance face à ce que je vois monter comme asservissement de plus en plus visible à une logique purement financière sous tendant les choix de société qui sont opérés pour nous dans les bureaux feutrés des grands de ce monde.
Grands car ils ont tout pouvoir. Ou presque. Tant que nous entrerons dans leurs projets pour nous, tant que nous les intérioriserons comme étant le bien, le beau, le juste, le souhaitable.
Triste de voir se vérifier, lorsque je corrige mes copies de bts blanc, les deux proverbes que je place en exergue sur les murs de mon bureau : «  on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif » et «  on ne tire pas sur une plante pour la faire pousser ».
Triste de constater que deux ou trois élèves sur vingt, soit quinze pour cent, réussissent à croiser des informations contenues dans des documents différents pour leur donner du sens, grâce à l’éclairage de connaissances qu’ils sont censés avoir apprises et intégrées. Ils ont plus de vingt ans. Ils prétendent passer et obtenir leur BTS dans trois mois. Le pire c’est que quatre vingt pour cent l’auront leur diplôme.
Par contre la capacité d’analyse, l’esprit critique et la prise de recul nécessaires pour appréhender le monde, ça ils ne l’auront pas. Pas encore ?

La stratégie de Lisbonne signée au niveau européen pour faire de l’Europe  « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici 2010 » a échoué et a été transformée en stratégie de l’Europe 2020 dont le slogan est d’obtenir une « croissance intelligente, durable et inclusive ». Inclusive avec diminution du chômage et diminution de la pauvreté et de l’échec scolaire.
Revenons sur la stratégie de Lisbonne dont l’une des conséquences est d’avoir fait naître le mot employabilité.
Ô le vilain mot. Sous un joli affichage.
Le joli affichage : permettre aux salariés de toujours être capable de trouver un emploi. Plutôt sympa, non ?
En réalité, arriver à fabriquer une main d’œuvre susceptible d’être mobile, adaptable, etc.
Comment disait-on au Moyen-Âge, déjà ?
Ah, oui, taillable et corvéable à merci.
Bien.
Dont acte. Comment faire pour rendre employable un salarié, enfin plutôt de la ressource humaine ? Car il n’est plus question d’être humain là, mais de ressource humaine. Une ressource. Comme le fer, la bauxite, le charbon. Une ressource inépuisable celle-là, car l’homme a la fâcheuse habitude de se reproduire…
Les économistes ont aussi conçu la notion de capital humain pour désigner les hommes dans l'entreprise, de la richesse qu'ils constituent, pour l'entreprise, bien sûr, mais aussi pour le pays, en tant que le pays se doit d'être compétitif face aux autres pays, pour pouvoir exporter ses productions et faire entrer des devises.
Capital humain. Juxtaposition du monde de l’argent, le capital, appliqué à l’homme. L’homme mis sur le même plan que le capital technique.
Deux facteurs de production disent les économistes.

Comment faire donc pour rendre la ressource humaine adaptable, employable ? Il s’agit d’apprendre aux jeunes le juste nécessaire pour pouvoir rentrer dans les cases de cette Europe libérale à laquelle ils appartiennent. Un toilettage des programmes s’est imposé.
Par exemple, dans l’enseignement technologique tertiaire, ils ont été expurgés de tous les chapitres qui portaient sur l’économie socialiste et les idées de Marx.
Fini. Aux oubliettes. En une vingtaine d’années.
Et il est tout de même significatif que ce sont les élèves les plus en déshérence dans le secondaire qui sont orientés dans ces sections. Des élèves qui, pour une raison ou une autre, n’ont pas réussi à développer les outils intellectuels nécessaires à l’analyse, à l’expression correcte de sa pensée, et à la synthèse. Même si, par ailleurs, ils ont d’autres qualités tout aussi précieuses, dans les domaines sportifs ou artistiques.
Ils sont à côté du système. Ils n’ont, pour la plupart, pas les outils pour en avoir une approche critique. Et leur formation ne leur offre plus le matériau nécessaire pour penser un autre modèle de production, de consommation. Ils sont dans la nasse.
Ils seront des commerciaux, des administratifs, des comptables, des gestionnaires de ressources humaines, de flux donc,  au service de leurs entreprises ou de leurs administrations. Loyaux. Honnêtes. Parfaits petits soldats. Prêts à servir. Jetables et remplaçables très facilement. Et s’ils se retrouvent sur le carreau, ils devraient pouvoir retrouver du travail ; le même, ou presque, ailleurs. Travail n’est d’ailleurs plus le mot. Emploi est le mot à la mode.
Emploi. Comme on emploie un couteau pour couper de la viande ou un pinceau pour peindre…

En 2004, les résultats escomptés n’étant pas au rendez-vous, exit la Stratégie de Lisbonne, bonjour la stratégie de l’Europe 2020. Là, on a de la marge. Seize ans pour atteindre sensiblement les mêmes objectifs, avec une pression supplémentaire liée à la crise.
Il s’agit donc de diminuer l’échec scolaire, soit, d’accroître l’employabilité, plus que jamais.
Que faire pour diminuer l’échec scolaire à structures constantes voire réduites ? Simplifier encore les programmes, modifier l’architecture des formations, ou réduire les exigences en évaluation finale, je traduis, au moment de l’examen.
Un collègue enseignant en Baccalauréat professionnel m’expliquait son impossibilité de traiter l’intégralité du programme dans sa matière, trop de temps passé à obtenir le calme, difficultés de concentration des élèves. De fait, comme c’est lui qui fait passer l’épreuve de sa matière, certaines parties de l’examen étant décentralisées vers les lycées, il choisit les parties du programme qui seront les moins difficiles à transmettre…
Un exemple parmi d’autres de la réduction des exigences. Ce n’est pas forcément vrai partout, mais c’est une tendance. Il m’arrive moi-même de reporter des parties du programme de 1ère année vers la 2ème année, me disant que quand les moins motivés seront partis, on pourra peut-être envisager d’aborder des notions plus complexes.
Quant à la simplification des programmes, je l’ai déjà évoquée ; d’abord l’élimination de certains courants de pensée. Comment expliquer que dans les filières professionnalisantes, du BTS jusqu’au master professionnel, que ce soit en marketing, en logistique, en gestion des ressources humaines, en gestion financière, jamais ne soit abordée de pensée économique alternative? Si ce n'est parce qu'il est essentiel que ces humbles maillons de la chaîne ne s'avisent pas d'envisager une autre manière de vivre, de consommer donc de travailler.
Les étudiants sont priés de rentrer dans le moule du modèle dominant. Laissant la rébellion de certains s’orienter vers ceux qui gueulent le plus fort, j’ai nommé, les partis d’extrême droite. Parce qu'il y a rébellion, parce qu'il y a souffrance au travail et ailleurs. Dans le public. Dans le privé. Mais ces partis là ne remettent pas non plus en cause les fondements libéraux de notre système économique.
Notre système éducatif est entré dans une logique de flux, une logique comptable, avec des critères d'efficacité. Nous sommes loin du temps des humanités...ça veut dire quoi d'abord ce mot?

Hier un ancien étudiant est venu me faire part de son désarroi face à des licenciements à l’américaine dans l’entreprise dans laquelle il fait sa période d’essai : taxi en bas de l’immeuble, courriel pour signifier le licenciement, période d’essai renouvelée après la fin de la période d’essai, un badge d’entrée désactivé de la veille pour le lendemain, etc.
Bienvenue dans le monde dirigé par la logique actionnariale. Après les sex toys, les share toys. Les salariés sont les jouets entre les mains des actionnaires, ni plus ni moins.
Bienvenue au Moyen Âge.
Il sera bien facile alors de désigner n’importe quel bouc émissaire à la vindicte populaire pour permettre le défoulement collectif de toutes les frustrations engendrées par un système pervers et opportuniste.

Alors, mes étudiants, ceux qui me font l’honneur de me lire, mais RÉVEILLEZ-VOUS, bougez-vous les neurones, mobilisez-vous, faites quelque chose, partez pour vivre la vie dont vous rêvez- si vous pouvez le faire, ou bien prenez-vous en main. Si vous ne construisez pas le monde de demain, il se construira sans vous. Et croyez moi il y en a qui ont des idées pour vous, si vous, vous en manquez. Si vous vous réveillez trop tard, vous pleurerez.

 

MC Janvier 2016

 

Photo, vue de Lisbonne, prise et prêtée par mon amie Krys Tine que je remercie de son prêt.

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Commentaires
L
Merci pour votre texte ! J'apprécie votre analyse et votre vision me parle.
Répondre
O
merci pour ce texte ! Nous sommes un certain nombre à vivre et voir les mêmes constats ! Vous lire fait du bien et vos analyses me parlent.
Répondre
Empreintes à l'encre mauve
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